Bouillonnement abolitionniste sans précédent au Maroc

MENA

Publié par Thomas Hubert, le 20 décembre 2013

Les 10 et 11 décembre 2013, le parlement de Rabat a accueilli le premier séminaire organisé par le Réseau des parlementaires contre la peine de mort au Maroc avec le soutien d’Ensemble contre la peine de mort (ECPM) et du ministère des affaires étrangères britannique.
« C’est la première fois que les parlementaires ouvrent le débat sur la réforme pénale au sein du parlement ; de nombreuses idées nouvelles ont circulé », se félicite Mostafa Znaïdi, coordinateur adjoint de la Coalition marocaine contre la peine de mort. Il souligne la présence d’élus non-membres du Réseau parlementaire contre la peine de mort : même certains députés du parti islamiste majoritaire PJD, hostile à l’abolition, ont assisté à une partie des débats.
« L’objectif était d’intégrer la problématique de la peine de mort dans la réforme du Code pénal, qui doit aboutir l’an prochain », explique Nicolas Perron, chargé du programme Maroc chez ECPM. « On sait déjà qu’il y aura une réduction des crimes punis de mort. Le Réseau veut bien plus : l’abolition. »
Fort de 208 membres dans les deux chambres du parlement marocain, le Réseau a d’ailleurs déposé une proposition de loi d’abolition début décembre.
Les juristes, défenseurs des droits de l’Homme, criminologues, penseurs islamiques, hauts fonctionnaires et diplomates venus s’adresser aux parlementaires réunis à Rabat ont exploré les arguments et les méthodes possibles pour faire aboutir cette initiative.
Frank Warburton, chargé par la Coalition mondiale de préparer un manuel de bonnes pratiques pour aider les parlementaires soucieux de faire avancer l’abolition dans leurs assemblées, a participé aux débats. Des élus de plusieurs pays arabes étaient également présents pour échanger avec leurs collègues marocains.

Quatre visites en douze ans dans le couloir de la mort

Parmi les outils à leur disposition, une enquête sans précédent dans les couloirs de la mort de trois prisons marocaines révèle l’ampleur des problèmes créés par l’utilisation de la peine capitale dans le pays.
« Les deux tiers (67 %) des condamnés à mort des prisons marocaines souffrent de troubles psychiques graves. La plupart de ces maladies auraient dû entraîner l’annulation de toute responsabilité pénale lors du procès », écrivent ainsi le psychiatre Ahmed El Hamdaoui et le professeur de droit Mohammed Bouzlafa dans l’ouvrage Voyage au cimetière des vivants.
Tiré notamment d’entretiens détaillés avec 52 condamnés à mort, soit environ la moitié de la population des couloirs de la mort marocains, le livre décrit par ailleurs des conditions de détention incompatibles avec les standards défendus par le Maroc et par le droit international.
« Ici, les condamnés à mort sont livrés à leur sort. Nous sommes enterrés vivants. Certains prisonniers parmi nous n’ont jamais reçu de visite et en souffrent beaucoup », raconte un détenu cité dans l’ouvrage. « Personnellement, depuis douze ans que je suis là, j’ai bénéficié seulement de quatre visites de ma famille. »
L’épouse d’un condamné à mort qui purge sa peine à la prison centrale de Kénitra, déclare quant à elle : « Dès que le téléphone sonne, je n’ai qu’une seule pensée en tête : “Venez récupérer le corps de votre mari…” (…) Mon mari est condamné à mort mais, sincèrement, c’est moi qui endure son calvaire et sa douleur. »
Conduite par l’Organisation marocaine des droits humains, membre des Coalitions marocaine et mondiale, l’ouvrage est publiée par ECPM dans le cadre de sa collection d’enquêtes au cœur des couloirs de la mort de plusieurs pays. « Après la Tunisie, nous souhaitons en faire une en Algérie et publier un ouvrage sur le Maghreb », explique Nicolas Perron.
Après une conférence de presse et une présentation lors de la conférence du Réseau parlementaire, l’enquête va servir aux abolitionnistes marocains et à ECPM à conduire une campagne de plaidoyer en 2014 et 2015 pour obtenir l’amélioration des conditions de détention des condamnés à mort et soutenir les efforts pour l’abolition en droit.
« Nous recommandons aussi l’officialisation du moratoire sur les exécutions observé au Maroc depuis 1993 par un vote oui à la prochaine résolution de l’Assemblée générale de l’ONU sur ce sujet », rapporte Nicolas Perron. ECPM présentera les résultats de l’enquête lors d’un événement à New York à cette occasion.

Un site web pour « la vie »

L’ouvrage Voyage au cimetière des vivants est l’un des premiers documents publiés sur le nouveau site internet de la Coalition marocaine contre la peine de mort, www.tudert.ma. Le site, dont le nom signifie « la vie » en berbère, est en ligne dans une version provisoire et sera finalisé début 2014.
« Ce site diffusera avant tout l’information sur le mouvement abolitionniste marocain, en rendant compte de ce que font les acteurs locaux et en mettant en ligne des documents issus de nos membres mais aussi d’autres sources : les Nations unies, les organes juridiques marocains… », explique Mostafa Znaïdi. « C’est un outil pour montrer ce qui se passe chez nous et relayer ce qui se fait ailleurs. »

Des renforts pour la société civile algérienne
ECPM et Penal Reform International (PRI), également membre de la Coalition mondiale, ont organisé les 15 et 16 décembre à Alger une conférence sur la peine de mort en partenariat avec la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme (CNCPPDH).
Centré sur le rôle de la société civile dans le processus abolitionniste au niveau national, régional et international et sur une « vision arabe » de l’abolition, l’événement a permis à de nombreux experts régionaux de venir soutenir le mouvement abolitionniste algérien qui agit dans un contexte difficile – pour la première fois depuis 2009.
Les médias algériens ont largement couvert les débats, à l’image du quotidien Le Temps d’Algérie, qui rapporte ainsi les propos de l’avocat abolitionniste Miloud Brahimi : « L’Algérie qui a opté pour la réconciliation nationale après une décennie tragique acceptera certainement l’abolition de cette peine. »
Heithem Chebli de PRI a souligné que « l’application de la peine de mort en guise de vengeance n’est pas pour réaliser la justice idéale à laquelle aspire aujourd’hui l’humanité tout entière ».
Raphaël Chenuil-Hazan, directeur d’ECPM et vice-président de la Coalition mondiale contre la peine de mort, a quant à lui rappelé les origines troubles de la peine de mort dans le pays : « La guillotine ou la peine capitale était un instrument de terreur et de violence utilisé par le colonisateur français en Algérie », a-t-il déclaré.
Farouk Ksentini, président de la CNCPPDH, a soutenu les demandes du mouvement abolitionniste tout affirmant que la peine de mort restait justifiable dans les cas des crimes visant des enfants.

Catégories

Maladie mentale Maroc

Plus d'articles