Comment le secteur privé devient-il le nouvel allié de l’abolition

Plaidoyer

Publié par Louis Linel, le 29 janvier 2021

Les organisations non gouvernementales (ONG) sont depuis longtemps à l’avant-garde du mouvement pour la dignité humaine, s’illustrant, dans le champ de la justice sociale, comme des actrices de premier rang, hautement spécialisées – et parfois isolées. Toutefois, une nouvelle génération de militant·e·s, issu·e·s du secteur privé, et dont le centre d’intérêt ou le domaine d’expertise pourrait sembler déconnecté des normes internationales en matière de droits humains, exprime aujourd’hui de sérieux espoirs pour une société plus juste à l’échelle mondiale.

Une synergie entre les ONG et les entreprises est-elle seulement possible ? Cette question cruciale est au cœur d’une série d’échanges diffusés en direct – initiés par la Plateforme des Droits de l’Homme (PDH), une alliance française d’ONG œuvrant dans les droits humains – qui invitent des représentant·e·s des deux parties à confronter leurs points de vue.

Le deuxième épisode, diffusé le 26 janvier 2021, a notamment porté sur les réformes en matière de justice pénale et mis en lumière les potentiels partenariats entre les ONG et le secteur privé pour l’abolition universelle de la peine capitale et de la torture. Trois organisations membres de la Coalition mondiale – Amnesty International France, Ensemble contre la peine de mort (ECPM) et la Fédération internationale des ACAT (FIACAT) – ont été invitées à prendre la parole pour partager analyses et exemples, ainsi que Responsible Business Initiative for Justice, dont la fondatrice et directrice Celia Ouellette avait déjà été invitée à participer au Comité de pilotage de la Coalition mondiale à ce sujet, en juillet 2019.

Ouvrir et élargir le dialogue entre les ancien·nne·s et nouveaux·elles défenseur·e·s des droits humains dans le monde

Le dialogue entre les ONG et le secteur privé sur les questions relatives aux droits humains a été formellement encouragé au niveau international avec la création du Forum des Nations Unies sur les entreprises et les droits de l’homme en vertu de la résolution 17/4 du Conseil des droits de l’homme. Le Forum des Nations Unies rassemble plusieurs parties prenantes, des organisations de la société civile aux entreprises, afin qu’elles puissent envisager, ensemble, les défis posés par les droits humains en partageant leurs dernières initiatives en la matière. Toutefois, le Forum des Nations Unies ne se saisirait pas suffisamment des libertés civiles et politiques, a fait valoir Raphaël Chenuil-Hazan (ECPM), qualifiant ces dernières de « droits durs ».

Les partenariats de long terme constituent la clé de voûte d’un tel dialogue, afin que des prises de position publiques puissent se transformer en actions efficaces, a poursuivi Raphaël Chenuil-Hazan en évoquant la mobilisation malheureusement infructueuse – et tardive – d’une entreprise à destination de l’un de ses employés, condamné à mort aux États-Unis. Aujourd’hui, les opposant·e·s à la peine de mort peuvent déjà compter sur le soutien d’entreprises qui ont embrassé la lutte pour l’abolition, à l’instar de Lush Cosmetics qui a mené une campagne dans ses points de vente en Amérique du Nord pour sensibiliser ses client·e·s aux arguments contre la peine de mort, et exiger son abolition aux États-Unis. Carleen Pickard, Ethical Campaigner chez Lush Cosmetics – dont l’interview complète lors du 7ème Congrès mondial contre la peine de mort est disponible ici – a décrit leur campagne comme particulièrement transformatrice, puisqu’elle a également conduit le personnel de Lush à s’impliquer davantage dans des questions auxquelles il ne prêtait pas particulièrement attention auparavant.

Le cadre international sur la responsabilité des entreprises en matière de droits humains

Selon Carleen Pickard, être un facteur de changement n’exige pas qu’une entreprise soit directement liée à la question de la peine de mort – comme Lundbeck, une société de l’industrie pharmaceutique qui, désapprouvant « l’usage abusif de ses médicaments », a revu l’exportation de produits chimiques utilisés pour l’injection létale, en 2011.

Le respect des droits humains peut être le fait de choix éthiques, personnels, de la part de certain·e·s acteur·trice·s du secteur privé, mais il implique également une « responsabilité incombant aux entreprises » qu’elles sont toutes invitées à observer dans le but de renforcer les normes et pratiques existantes. En effet, la coopération actuelle entre les ONG et les entreprises peut se référer à un ensemble de directives internationales qui recommandent explicitement au secteur privé de prendre en compte les atteintes aux droits humains. Les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, adoptés en 2011, prévoient à ce titre que cette responsabilité « exige des entreprises qu’elles évitent d’avoir des incidences négatives sur les droits de l’homme ou d’y contribuer par leurs propres activités, et qu’elles remédient à ces incidences lorsqu’elles se produisent ». De manière similaire, les recommandations du Conseil de l’Europe, établies en 2016 sur la base des principes directeurs des Nations Unies mentionnés ci-dessus et que le Conseil de l’Europe entend contribuer à la mise en œuvre, réaffirment elles-aussi la responsabilité des entreprises de respecter les droits humains. La relation entre les libertés fondamentales et le rôle, tant positif que négatif, joué par les entreprises semble ainsi être sérieusement prise en compte par les organes des droits de l’homme, même si une certaine marge de manœuvre demeure en matière de droits civils et politiques, comme le droit à la vie, qui est au fondement de l’abolition de la peine capitale.

Ce que les ONG peuvent apprendre du secteur privé

Outre de nouvelles, mais indéniables, obligations morales ou juridiques de protéger les droits humains, le caractère unique des leviers de mobilisation dont dispose le secteur privé lui confère une position privilégiée pour relever nombre de défis concernant les droits humains, voire pour engager le dialogue avec les gouvernements, y compris les derniers États non abolitionnistes de la planète. Ainsi, les entreprises peuvent-elle se révéler des alliées tout à fait remarquables pour les ONG, puisqu’elles peuvent également prendre – ou tout du moins partager – des initiatives en matière de promotion des droits humains. Cela inclut un large panel d’actions, comme la gestion de collectes de fonds à destination des organisations, la possibilité de responsabiliser ou d’inspirer les client·e·s, ou encore la coordination de campagnes de boycott de grande envergure. En 2019, un tollé particulièrement médiatisé a poussé le sultan de Brunei à reconsidérer l’introduction de la peine capitale pour les relations homosexuelles après que le pays ait été confronté à des menaces de boycott de la part du secteur du tourisme.

Celia Ouellette (Responsible Business Initiative for Justice) a souligné les atouts que les entreprises peuvent mettre à disposition pour façonner et renforcer le mouvement pour les droits humains, comme leur capacité à identifier et à formuler des questions qui peuvent être présentées à une audience bien ciblée. Pourtant, cela n’exige pas du tout que les entreprises soient des géants économiques. Les petites et moyennes entreprises (PME) sont déjà d’une aide considérable pour les ONG, a ainsi appuyé Raphaël Chenuil-Hazan (ECPM).

La nécessité pour les ONG de préserver leur indépendance vis-à-vis du secteur privé, ou du moins de veiller à ce que l’implication des entreprises ne contribue pas à labelliser des activités qui pourraient s’avérer contraires à leurs principes fondamentaux, peut éveiller des préoccupations légitimes chez les militant·e·s des droits humains. Toutefois, cela ne devrait pas priver les ONG et les entreprises d’envisager une dynamique de collaboration, et d’avancer collectivement vers le bien commun. Une telle démarche aiderait à mettre davantage la question de la peine de mort à l’ordre du jour au sein des instances onusiennes, lorsque est évoqué le rôle des entreprises en matière de droits humains, et renforcerait immanquablement la tendance vers l’abolition universelle – un objectif que mérite chaque individu et qui, sans conteste, devrait être la préoccupation de tous et de toutes, qu’il s’agisse de personnes physiques, d’organisation ou d’entreprises.

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